Le Bocal
Ils appellent ça le bocal. C’est la salle des machines où on nous enferme pendant des jours quand on a un projet à boucler. Le reste du temps aussi d’ailleurs, mais moins. Quand je dis « salle des machines » en fait, c’est juste des ordinateurs. Pour l’essentiel, on crache du code.
Je n’étais pas claustrophobe avant mais à force de faire du surplace en eau saumâtre, je fais des cauchemars d’enfermement : ascenseurs bloqués, voitures submergées et tutti quanti. Une fois, j‘ai même rêvé que je m’étais retrouvé enfermé dans une boite de magicien, celles qu’ils transpercent avec des fausses épées, mais, là, l’épée n’était pas fausse… ça m’a réveillé. Et je suis pris d’une étrange empathie avec les poissons. Quand je passe devant un aquarium, je fais un bout de causette. J’ai l’impression qu’on se comprend. Je me suis même mis à la plongée sous-marine, histoire d’aller discuter liberté avec les animaux du grand large.
Pour cracher du code, il n’est pas franchement nécessaire de s’entasser à 10 dans 30 m². Je pourrais en faire autant seul chez moi entre mon cochon d’Inde et l’intégrale de Bach en stéréo. Mais non. Il parait que ce n’est pas dans la
culture d’entreprise, que ce n’est pas la peine d’investir dans leteam buildingpour que chacun se la joue perso. Bon, alors, quand l’équipe en question est un paquet de geeks tellement dépendants aux écrans qu’ils communiquent par chat même quand ils sont dans la même pièce… je ne vois pas bien en quoi un peu de distance physique renforcerait l’individualisme. Mais, apparemment, le télétravail, c’est le mal. Lors de la dernière grande grève de transports, j’ai bien essayé d’arguer des risques considérables de retard et de perte de productivité que nous faisaient courir de longues heures d’attente et un combat quotidien pour quelques centimètres cube de RER. Mais rien n’y a fait. Il fallait, par tous les moyens, venir tourner en rond dans le bocal. Notre boss semble persuadé que nos cerveaux s’y connectent par un pouvoir occulte connu de lui seul.Puis vint le coronavirus. Je ne suis pas assez cynique pour vous dire que je bénis cette saloperie. Et elle n’a pas fait effet instantanément. Dans un premier temps, on nous a fourni de belles attestations assurant que le télétravail était impossible. Mais ça en a quand même fait tiquer quelques uns. Surtout quand un cas s’est déclaré dans la bureau d’à côté. Alors il a bien fallu renverser le bocal… et laisser les petits poissons aller tourner en rond dans leur grotte personnelle. Je sais que pour beaucoup le confinement, c’est l’enfermement. Mais pour moi, c’est une véritable libération. Et le plus fort, c’est que notre dernier projet, mené presque exclusivement en télétravail, est le plus réussi depuis des mois. Avec un peu de chance, notre boss aura compris que laisser chacun travailler à sa façon ce n’est pas forcément mauvais pour la boite...