Soudain mes larmes

Nous étions partis avant l’aube, les enfants somnolents sur la banquette arrière, à peine quelques affaires pour la journée, de quoi se confectionner des sandwiches et de l’eau. En quittant le parking sous les néons blafards, nous avions revérifié que les routes étaient encore accessibles. Il nous fallait descendre vers le sud et nous craignions la saturation aux premières heures de la matinée.

De fait, la circulation était déjà chargée. Était-ce la routine pour ces automobilistes anonymes, ou une migration subite, urgente et pourtant attendue ? Parviendrions-nous tous à destination ? Ce serait trop bête d’échouer à quelques kilomètres de la zone. Ne valait-il mieux pas attendre sur place et quitter le pays le lendemain ? Notre vol n’était pour l’instant pas compromis.

J’avais insisté pour faire le déplacement malgré les annonces catastrophistes. Prévoyez des vivres pour plusieurs jours. Prenez vos enfants en photo dans leur tenue pour pouvoir transmettre les informations aux autorités si vous êtes séparés. Ça riait plutôt sur la banquette arrière. Pouvait-on kidnapper une vache pour faire des réserves de viande et s’approvisionner en lait ? Comment se tient une vache qui fait du stop sur l’autoroute ?

Le ciel s’est éclairci au fil des miles. Les abords de Salem étaient déjà rouge foncé sur l’application. Heureusement que ma femme avait repéré un parc national au nord de la ville. Nous pourrions nous y réfugier pour la journée. S’ils ouvrent. Tentons le coup.

De fait, en approchant du parc, nous sommes arrivés au bout d’une file déjà imposante de véhicules. Il était trop tard pour faire demi-tour, chercher un plan B, risquer de se retrouver encore moins bien placé dans un autre endroit. Le soleil émergeait déjà de l’horizon, moqueur, comme amusé par nos incertitudes. Attendons. Nous avons déjà traversé la frontière invisible qui délimite le dedans du dehors.

Moins d’une heure plus tard, la procession a commencé. Par vagues inégales, nous avons vu nos prédécesseurs s’engouffrer dans le portail. Et puis plus vite que je ne m’y attendais, notre tour est venu. On nous a orientés vers une allée déjà encombrée. Des toilettes avaient été érigées par blocs épars, le long desquels des centaines de voitures s’étaient alignées. Les gens étaient calmes. Nous avons pris nos affaires et cherché un emplacement confortable. Une grande table de pique-nique était encore vide sous un arbre isolé. Maison !

J’avais imaginé naïvement un troupeau humain aussi dense que l’encombrement automobile. Mais ces espaces naturels nous prennent de haut. Nous n’avions pour voisins immédiats et sur des centaines de mètres à la ronde que quelques locaux qui s’affairaient autour de leurs instruments. Un homme était assis en tailleur, immobile et silencieux face à un cristal posé précautionneusement au sol, ses longs cheveux gris lui tombant sur les épaules.

Des volontaires sont passés pour distribuer des protections, notamment aux enfants. Nous avions anticipé nos besoins au cours des semaines précédentes, mais il était rassurant de voir que malgré l’énormité de l’évènement, des gens assuraient la sécurité de tous.

L’excitation est montée progressivement, dans une ambiance irréelle qui me rappelait Melancholia de Lars von Trier, cette lumière fort contrastée et l’attente de l’inéluctable. Les enfants jouaient sous l’arbre, ma femme écrivait dans le carnet avec quelques croquis. Ces instants s’étiraient comme une ombre.

Une voix lança des instructions au mégaphone au loin. Il fallait se préparer. Le soleil semblait toujours régner sans partage et soudain l’horizon s’embrasa, la nuit se fit au zénith. J’intimai aux enfants de retirer leurs lunettes de protection. La Lune enfin nous dévoilait la couronne solaire.