Adopter un Makutankouf (en trois chapitres)

Je l’avais trouvée dans le bac à légumes. Une sphère d’à peu près la taille d’un ballon de baudruche gonflé à toc d’un vert vif à pois violacés qui émettait une douce chaleur. J’aurais bien pu me contenter de la laisser là, à attendre que mes parents la jettent en me demandant comment ils avaient confondu ça avec une pastèque légèrement mutante, mais cet étrange objet avait l’air vivant, et peu d’êtres vivants de la taille d’une ballon survivent au supplice de la poubelle. Alors je le pris avec moi, le ramenai dans ma chambre, le posai à côté de mon lit et attendis qu’il se passe quelque chose. Grave erreur : quelque jours plus tard, la chose refroidissait, se fragilisait et devenait plus terne. Je n’était pas expert en boules bizarres, mais à mon avis, c’était mauvais signe. Faute de mieux, je me renseignai auprès d’un certain Gilbert, qui devait être l’oncle de l’ami du cousin de ma cousine (ou bien l’oncle de la cousine de mon ami, ou alors plutôt… enfin bref, quelqu'un que je connaissais), un naturaliste passionné pas particulièrement amateur de longs discours. Une fois que je lui avais bien expliqué la situation, il me regarda un long moment pour finir par murmurer un « ah ».

Je faillis exploser. Ce Gilbert avait vraiment un don pour m’énerver.

— Oui, « ah ». Mais c’est quoi ?

— C’est un œuf.

Un « Mais tu n’aurais pas pu le dire plus tôt ?! » vient à mon cerveau, sans franchir mes lèvres car il risquait de me claquer la porte au nez, réduisant toute possibilité de sauver l’être vivant pas encore né.

— D’accord. Et c’est un œuf de quoi, au juste ?

— De Makutantouf.

— OK… (Nom d’un œuf flashy fantaisiste, ce que c’est dur des fois d’être patiente !) Et c’est quoi un… machin ?

— C’est un animal.

Vive la précision ! C’est sûr que dans un œuf, je risquais plutôt de trouver un saucisson velu ou un tractopelle chantant. Enfin, passons.

— Intéressant… Et quoi comme animal ?

— Un oiseau.

Oui, bien sûr. Parce que les marmottes, ça pond des œufs aussi. Enfin bref.

— Ah, d’accord, un oiseau… Mais quoi comme oiseau ?

— Néodomptère, ordre des flatainius. Nom latin : zosiopolycellulum gigabuccosolidoyellum.

Bon, j’avais le nom latin, c’était déjà ça. Mais de peur d’exploser de rage, je bafouillai quelques remerciements et partis avec mes précieuses indications. Après plusieurs recherches vaines sur ordinateur, je finis par me dire que la source la plus sûre était évidemment (pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt !) la bibliothèque, côté livres anciens. Suite à ce que j’estimai être quelques heures de recherches en non-stop, je n’avais toujours rien trouvé et repartis les mains vides. La nuit, mon cerveau tournait à plein régime. C’était un œuf. De quoi ont besoin des œufs ? Et puis que contenait exactement cet œuf, que je tenais sous mon aile ? Sous mon aile… Mais oui ! Il suffisait de le couver ! Le problème, c’est qu’il n’était pas question de m’asseoir dessus toute la journée (et qu’en plus, même si je le faisais, je risquais de ne pas produire la chaleur nécessaire). Après une grande réflexion, je finis par me dire que la chaudière allait faire la couveuse la plus efficace.

Les jours suivants, à ma grande joie, l’œuf reprenait des couleurs. Mais, à ma beaucoup moins grande joie, je n’avais toujours rien trouvé comme livre. Jusqu’à ce qu’à un moment, je finisse par dénicher un vieux grimoire poussiéreux, aux confins d’une étagère : Adopter un Makutankouf (en trois chapitres). Je n’avais jamais été aussi heureuse de trouver un livre (ce qui n’était pas peu dire, car j’étais souvent heureuse de trouver des livres). Je le pris avec moi, rentrai à ma maison et entamai ma lecture. Au début, la plupart des détails ne m’étaient pas très utiles. Les animaux de son écosystème, par exemple, avaient tous des noms saugrenus (gugumes, nujas… mais qu’est-ce que c’était que ces appellations !) qui ne m’aidaient pas beaucoup, puisqu’il n’était même pas dans son écosystème. Oui, c’était intéressant… Mais j’avais d’autres affaires à régler. Je finis par trouver un croquis de cet animal… et faillis m’évanouir. Quand je pensais « oiseau », ce qui me venait à la tête, c’était les mignons troglodytes, les chaleureux rouge-gorges, les mésanges qui ne faisaient de mal à presque personne ou même les bucoliques bec-croisés… Or l’étrange créature qui se tenait sous mes yeux sous forme de dessin était tout sauf bucolique. Elle avait des ailes plates et drues, des petits yeux injectés de sang, une taille qui devait approcher des six mètres d’envergure, une crête menaçante en haut du crâne et même deux paires de serres (une plutôt musclée, une plutôt agile), mais ce qui me frappa le plus, c’était son bec. Un énorme bec difforme, avec de minuscules dents, qui devait faire le tiers de sa taille. Autant dire qu’il était plus rassurant sous sa forme d’œuf… Je m’apprêtai à ranger mon bouquin quand une voix m’interpella :

— Gwen ?

Pas besoin d’identifier sa voix pour savoir que c’était Gilbert : il n’y avait que lui pour ne me nommer que par ma première syllabe. Gwen-do-lyne. Trois syllabes. Ce n’était pas bien compliqué, pourtant !

— Gwen ?

— C’est bon, j’arrive, répondis-je en lui ouvrant la porte de la grange où je m’étais installée pour lire.

Il s’étira, s’assit puis affirma d’un trait :

— Y a un avion qui prend l’œuf.

L’information prit du temps à arriver à mon cerveau.

— P… Pardon ?

Il répéta, imperturbable :

— Y a un avion qui prend l’œuf.

Cette fois, j’étais trop éberluée pour faire le moindre sarcasme sur son manque de précision.

— C’est-à-dire ?

— L’œuf retourne à son écosystème. En avion.

Je le scrutai, abasourdi.

— Et… Quand ?

— Demain.

Sur ce, il se retourna et partit.

Je mis un temps fou à digérer la nouvelle. Certes, il allait donner naissance à une sorte de monstre une fois éclos. Certes, il prenait un temps fou à ce qu’on s’occupe de lui. Certes, j’avais très peu dormi depuis que je l’avais trouvé. Mais je m’étais attachée à lui.

Le soir même, je profitai de la chaleur du printemps (celui-ci était particulièrement doux) pour dormir avec l’œuf à mes côtés. La nuit fut longue, mais j’en profitai bien, et passai le soir heureuse avec le plus-jeune-que-bébé Makutankouf (j’avais fini par retenir ce nom) à ma droite, pour finir par m’endormir tôt pour un sommeil peuplé de beaux rêves.

Le lendemain matin, une surprise de taille m’attendait : l’œuf était au bord de l’éclosion. Je le pris avec moi et me levai à l’aube pour pouvoir le donner à ceux qui allaient le ramener « chez lui ». Effectivement, un petit avion solaire se trouvait devant la maison avec Gilbert et un pilote qui m’attendaient. Je tendis l’œuf à celui-ci et il l’examina avant de déclarer :

— Dis donc ! J’ai jamais vu d’œuf de cet animal en aussi bonne posture en captivité !

C’était un sacré compliment et il avait l’air sincère, mais j’étais toujours triste. Gilbert tenta de m’aider à retrouver le sourire avec des mots rassurants et j’allai un peu mieux, mais j’avais toujours mal. Au fil des minutes, mon pouls se calma et je finis par me rendre au fait : il allait partir et c’était comme ça. Je m’en étais bien occupée et je n’allais pas l’oublier, ça allait aller. Et ce fut, certes, triste, mais aussi joyeuse au fond d’avoir vécu cette aventure que je vis l’œuf partir pour un pays lointain.