La crispation du pouvoir sur son autorité contre le peuple, ici comme ailleurs, me sidère chaque jour un peu plus. Il faut sauver la démocratie, et cette lutte prend de multiples formes, comme celle de lire et relire les textes qui font réfléchir sur notre condition. Je pense évidemment d’abord aux grands romans dystopiques du XXe siècle, 1984 de George Orwell, Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (qui a aussi écrit un essai très intéressant sur l’écriture de ce roman, Retour au meilleur des mondes). Plus récemment, j’ai beaucoup apprécié la courte nouvelle Matin brun de Franck Pavloff et le roman La Servante écarlate de Margaret Atwood (qui se lit très bien en anglais, ainsi que sa suite, Les Testaments). Du côté des essais, ceux qui m’ont le plus marqué sont Indignez-vous ! de Stéphane Hessel et La Stratégie du choc de Naomi Klein.
Les beaux jours reviennent timidement et nous sommes moins allés au théâtre. Du coup, nous avons pu poursuivre notre exploration de la région et visionner quelques films, avec une bonne moisson de bandes dessinées où le jeu occupe une place importante.
Spectacle
Foi, amour, espérance est une pièce de Ödön Von Horvath, mise en scène par Olivier Chapelet au TAPS avec des élèves du Conservatoire de Strasbourg et des étudiants de Haute École des Arts du Rhin. Une jeune femme tente de s’émanciper dans une société kafkaïenne, confrontée à une galerie de personnages tous aussi névrosés. L’ensemble est assez enlevé et réussit à dépasser l’écriture un peu datée du texte grâce à une scénographie intelligente. Le jeu des comédiens était encore plus ou moins convaincant mais globalement le résultat était appréciable.
Visites
À Colmar, le Musée Unterlinden expose à nouveau le retable d’Issenheim après une restauration de plusieurs années. C’est l’occasion de redécouvrir cette œuvre monumentale et le reste des collections permanentes, des pièces archéologiques aux peintures contemporaines.
Juste à côté, la Bibliothèque des Dominicains expose en accès gratuit des livres du début de l’imprimerie (pour les amateurs d’incunables, il y a la Bibliothèque humaniste de Sélestat), des cartes et des partitions, en vitrine ou en fac-similés manipulables, avec des explications sur les techniques de fabrication des livres. L’architecture du lieu est sobre mais très agréable.
À la Bibliothèque nationale universitaire, l’exposition La BD du réel présente des planches et quelques explications sur une trentaine de bandes dessinées documentaires. Le sujet est intéressant et les choix sont pertinents. J’ai regretté que le découpage thématique ne soit pas très lisible et qu’une problématisation plus poussée aurait permis de dépasser une juxtaposition de cas particuliers. Par contraste avec les images, les panneaux d’explication manquaient aussi d’investissement graphique.
Sorties
Le Château du Haut-Barr est composé de plusieurs vestiges de bâtiments romans perchés sur un rocher impressionnant qui surplombe Saverne. Au cours de la balade, nous sommes passés par la Table des sorcières, dont le nom a sans doute motivé l’installation de petits visages grimaçants en bois peint le long du chemin. De belles sculptures d’animaux ont aussi été érigées à la façon de petits totems.
Près d’Obernai, le Mont Sainte-Odile doit son nom à un monastère du VIIe siècle, dont l’église est classée au titre des monuments historiques. Le site est ceint par le Mur païen datant de la même période. Nous avons vu aussi quelques sculptures d’animaux en bois sur le Sentier des merveilles.
À l’est de Strasbourg l’ile du Rohrschollen est une réserve naturelle au bord du Rhin. On y trouve certes un barrage hydroélectrique mais qui n’est pas très gênant pour observer quelques grèbes huppés, des sternes pierragarrin et même quelques nettes rousses.
Films et série
Après avoir lu un roman d’Alice Zeniter, j’avais envie de voir son film Avant l’effondrement coréalisé avec Benoît Volnais. On y retrouve la thématique politique, au sens professionnel du terme (le personnage de Tristan est directeur de campagne pour une candidate aux législatives à Paris) comme dans la préoccupation écologique et sociale de plusieurs femmes : Fanny, professeur de littérature et révolutionnaire, prend à partie Pablo, néo-rurale, dans une scène délectable où l’on se demande de quel côté penchent les auteurs du scénario. Le rythme du film est un peu inégal, et on se serait passé de la voix off du début, mais il y a beaucoup de bons moments, comme lorsque la citation je ne dirais pas que c’est un échec...
est recontextualisée en déboire sexuel.
Superstar est l’adaptation par Xavier Gianolli du roman L’Idole de Serge Joncour, dans lequel un homme banal
est inexplicablement atteint de célébrité. Partant de cet évènement déclencheur fantastique, le scénario est glaçant de réalisme dans les réactions cruelles du monde médiatique et de la population fanatique qui poursuit Martin Kazinski (Kad Merad).
La Petite Chartreuse de Jean-Pierre Denis met en scène un libraire au passé houleux (Olivier Gourmet) et une petite fille victime d’un accident de la route (remarquable Bertille Noël-Bruneau) qui reste mutique dans un centre spécialisé. La fin est un peu tirée par les cheveux, et apparemment pas tout à fait conforme au roman de Pierre Péju à l’origine. Mais on garde de cette histoire une douce blessure un peu poétique.
Sherlock adapte en série et dans le monde contemporain les aventures du plus célèbre détective britannique. Les acteurs sont admirablement croqués par Benedict Cumberbatch dans le rôle-titre et Martin Freeman en John Watson. La modernisation des personnages et l’usage des nouvelles technologies me semble tout à fait fidèle à l’esprit de l’œuvre de Conan Doyle, mais j’ai trouvé les scénarios un petit peu légers, et les personnages secondaires récurrents sont un peu creux (qu’il s’agisse notamment des femmes ou du grand méchant Moriarty).
Dans Meurtre mystérieux à Manhattan, Carol Lipton (Diane Keaton) soupçonne son voisin d’avoir maquillé le meurtre de sa femme en un banal arrêt cardiaque. Elle va embarquer son mari (Woody Allen) dans une machination pour faire la lumière sur cette affaire. Le scénario est joyeusement inattendu, et réalise au passage un hommage au cinéma d’Orson Welles.
Il fallait bien que je voie un jour SOS Fantômes (Ghostbuster). La bande son mythique et le logo iconique, ainsi que le talent de Sigourney Weaver et Bill Murray, font passer la pilule d’une réalisation assez datée, une esthétique kitschissime et un scénario qui enchaine les stéréotypes.
Bande dessinée et récits graphiques
J’ai relu avec plaisir Kräkændraggøn de Trondheim et Sapin. L’Éducation nationale décide soudain d’adapter son enseignement au monde contemporain et plus particulièrement aux jeux vidéos. L’euphorie de certains élèves est de courte durée lorsqu’ils constatent que les avantages acquis de certains se transposent très bien aux nouvelles contraintes. Mais les renversements occasionnés sont assez jubilatoires et on regrette presque que cet album n’ait pas connu de suite.
Justement, Edward Ross propose dans Les Mondes du jeu une analyse de l’histoire du jeu et plus particulièrement du jeu vidéo. J’ai apprécié la distance critique et le récit des polémiques qui ont émaillé l’émergence de ces loisirs, comme l’accusation d’incitation à la violence ou le sexisme présent à la fois dans les professions de développement et dans les univers décrits. L’auteur pointe également des œuvres (rappelons qu’il s’agit désormais du 10e art !) qui sortent des représentations traditionnelles. Je regrette juste que le chapitrage de cette bande dessinée, perceptible dans la narration, ne soit pas mis en avant dans la composition.
Le Dédale de Takamichi est aussi un monde virtuel dans lequel sont coincées deux jeunes femmes qui testent des jeux vidéos pour une entreprise japonaise. L’esprit de liberté et d’ingéniosité pour sortir du cadre est assez bien rendu.
Avec Des princes pas si charmants, Emma remet les pendules à l’heure sur la représentation genrée de ce que peut ou doit faire une femme, et le contraste avec ce qu’on attend d’un homme est frappant. Je pense être assez attentif aux questions féministes, mais un petit rappel de conscientisation ne fait pas de mal.
Le Rite d’Amaury Bundgen est une fable ironique sur l’aveuglement des puissants à supprimer ceux qui semblent plus faibles. Le dessin en noir et blanc est précis et efficace, le scénario qui semble joué d’avance est habilement mené.
On retrouve dans Underwater – Le Village immergé de Yuki Urushibara le thème de la catastrophe humaine de part et d’autre de laquelle vont dialoguer des personnes qui vont tenter de la prévenir ou de s’en remettre, un peu comme dans Your Name. Ici c’est un village englouti par la création d’un barrage. Il y a de belles images, mais les visages auraient pu être un peu plus identifiables.
En ce moment en librairie, j’ai trouvé quatre adaptations en bande dessinées du roman phare de George Orwell sous le même titre : 1984 de Fido Nesti est une version très littéraire, assez fidèle au texte d’origine, avec une palette de couleurs un peu terne. On imagine bien qu’il soit difficile d’illustrer ce récit en arc-en-ciel, mais peut-être qu’un peu plus d’audace graphique aurait été la bienvenue.
Le Petit Prince de Joann Sfar adapte le conte poétique de Saint-Exupéry avec fidélité et un peu d’autodérision (on ne devrait pas fumer dans un album destiné à la jeunesse
). C’est avec le personnage de la rose que le dessinateur prend le plus de liberté vis-à-vis du trait originel, en lui donnant les formes d’une femme végétale, qu’on a pu voir dans d’autres séries du même auteur.
Renaissance, de Fred Duval, montre une humanité en cours d’autodestruction, inopinément sauvée par des espèces d’extraterrestres surpuissants et, pour la plupart, bienveillants. Ces derniers semblent tellement tous gentils qu’on se demande comment leur système tient vu qu’il comporte en fait des éléments perturbateurs. Les trois premiers albums semblent surtout poser le cadre d’une interaction appelée à se développer dans la suite de la série.
Dans Quatuor, Catel met en images quatre histoires de relations hommes femmes, provenant de quatre romanciers différents. J’imagine qu’il faut y lire une dénonciation de rapports sexistes, parce que les personnages ne me semblent pas vraiment attachants (seul le conte nordique qui termine l’ouvrage est plus positif) et que j’avais plutôt aimé les autres bandes dessinées de la même autrice (sur Olympe de Gouges et Benoîte Groult notamment).
Le Monde de Lucie (Kris et Martinez) superpose les trames paranormales d’enfants et d’adultes qui semblent reliés à travers le temps et l’espace dans un monde violent. Dispensable.
Jeu
Res Arcana est un jeu de deck (sans building) dans lequel chaque joueur représente un mage cherchant à atteindre les dix points de victoire (voire plus) avant les autres en étalant ses artefacts, dragons et autres créatures devant lui, et en récupérant des lieux de pouvoirs ou monuments disponibles au centre. Chacun réalise une action à son tour ou passe définitivement jusqu’à la fin de la manche, puis une nouvelle manche recommence si personne n’a encore gagné. La phase de choix des cartes (draft) en début de partie est vraiment déterminante. Graphiquement très réussi et mécaniquement très efficace (on reconnait la patte de l’auteur Thomas Lehmann), c’est une valeur sûre du jeu expert, y compris avec son extension Lux et Tenebrae (je n’ai pas encore essayé la deuxième Perlae Imperii).